TiHKAL – Why I do What I do

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Voici une traduction en français de l’introduction du livre Tihkal, où Alexander Shulgin se remémore une conférence auquel il a participé au début des années 80 et où il pu expliquer les raisons de ses recherches sur les médicaments psychédéliques.


POURQUOI JE FAIS CE QUE JE FAIS

À un certain moment au début des années 1980, on m’a demandé de venir au campus de l’Université de Californie à Santa Barbara afin de faire une communication lors d’une conférence qui était organisée par un petit groupe d’étudiants. Mon attention a été attirée par le fait inhabituel que toute la conférence devait être consacrée au sujet des médicaments psychédéliques. Comment un groupe d’étudiants dans un campus majeur de l’Université de Californie a-t-il réussi à prendre cette initiative et diffuser largement ce symposium dans un domaine politiquement dangereux ?

Je me souviens d’une occasion similaire quelques années auparavant, lorsque des arrangements avaient été organisés pour une conférence sur le campus de Berkeley de l’Université de Californie sur le sujet du LSD. Au fur et à mesure que la date se rapprochait, la tension ressentie par certains sponsors de la faculté semblait devenir intolérable. Des pressions ont été faites sur les organisateurs pour annuler la conférence, pour la déplacer ailleurs, pour s’assurer que tel ou untel ne puisse pas venir, pour limiter la publicité et dissocier le nom de l’Université. Un merveilleux spectacle de paranoïa partagée. De petits événements, tels que le griffonnage des mots « Juif! Juif! Juif! » sur l’une des affiches d’annonce sur le campus de Berkeley (apparemment par un membre du corps professoral du département de psychologie qui avait dépassé les bornes) a poussé vers la recherche d’un autre lieu. Celui-ci a été trouvé dans un bâtiment d’extension de l’université, sur la rue Laguna à San Francisco.

Oh my, c’était un événement mémorable. Il y avait une douzaine de conférenciers et de sommités sur scène, un public de plusieurs centaines d’étudiants très branchés venant de Haight Ashbury ainsi que cinq ou six « costumés » avec des chemises blanches et des cravates, marchant dans tous les sens dans les allées extérieures, prenant continuellement des photos de tout et de tout le monde, probablement avec une pellicule à haute vitesse.

Je ne retrouve pas mes notes de cette conférence LSD, donc je peux seulement commenter de mémoire une scène ou deux. L’un des invités originaux était Allen Ginsberg, et une partie du compromis qui avait été trouvé pour permettre à la conférence d’avoir lieu (en plus de la déplacer à San Francisco), était de décommander Ginsberg et d’inviter le procureur général de l’État (je crois que son nom était Younger) pour parler, vraisemblablement sur les aspects juridiques de la consommation de drogues. Par chance, j’ai assisté à une scène fascinante sous le porche Est de l’auditorium. Ginsberg bondissait de haut en bas, les poings serrés devant lui, en criant directement au procureur qui était face à lui : « Eichmann, Eichmann, Eichmann! » Et le regard du procureur général signifiait clairement qu’il ne comprenait pas. Dans l’allocution d’ouverture, une annonce a été faite à la congrégation que Ginsberg avait été initialement invité (applaudissements), mais que les ordres venant d’en haut disaient qu’il ne devait pas apparaître sur la scène en tant que participant (huées), mais maintenant il pourrait être sur la scène en tant qu’observateur et tout commentaire qu’il choisit de faire serait dans ce nouveau rôle (applaudissements redoublés). Cela donne la saveur de la réunion. Dans ma mémoire, le procureur n’a pas pris la parole.

Le concert du soir présentait des projections d’huiles et de filtres lumineux qui étaient populaires à l’époque, l’odeur du cannabis était omniprésente. Tim Leary était le héros de la soirée, et partout où il allait, il avait une bande dédiée de groupies qui le suivait. Inutile de dire que c’était la dernière conférence de ce genre associée au campus de Berkeley.

Cette invitation au campus de Santa Barbara avait quelque chose de semblable, en un peu plus décontracté. J’étais intrigué et curieux, alors j’ai accepté.

Mon hôte était Robert Gordon-McCutcheon, un étudiant d’honneur dans le domaine de la philosophie religieuse. Il m’avait indiqué qu’il y aurait un large public d’étudiants intéressés et que je serais le bienvenu quelque soit mon sujet. Ce qui, après tout, était une invitation très séduisante. Mais alors, je me souvenais aussi de la désastreuse réunion sur le LSD à San Francisco, où les conférenciers invités n’étaient pas particulièrement bien accueillis par leurs hôtes académiques et qu’ils étaient rentrés chez eux avec quelques cicatrices psychiques. Donc, j’ai pensé, avoir une image d’académicien propre sur lui serait une superbe défense contre un tel défi! J’y participerai avec cette pensée à l’esprit.

J’ai quelques souvenirs vivaces de certains préliminaires à cette conférence.

Il y avait une réunion avec de nombreux dignitaires invités dans une maison privée dans les collines derrière Santa Barbara. Alice et moi y sommes allés en voiture, et nous nous sommes retrouvés dans un vaste patio puis dans un salon également très large, avec peut-être quarante personnes assises autour d’un cercle à trois profondeurs. Nous étions des inconnus, alors nous nous sommes blottis contre un mur, derrière une barricade d’âmes avides. Tout d’abord ça, et ensuite cela : une personne bien connue a été présentée. Nous avons reconnu certains noms, mais nous n’avons pas eu l’occasion de rencontrer ces personnes ou de parler avec eux. Il y avait un certain espoir exprimé que cette conférence puisse servir d’aire de lancement pour un renouveau du mouvement psychédélique. Ce monsieur ici écrirait l’essai définitif. Cette femme là-bas communiquerait avec son agent d’édition pour s’assurer que cette réunion soit enregistrée dans l’Histoire. Encore une autre personne, là-bas, servirait d’agent de presse pour documenter – à travers une interview radio le lendemain – l’impact terrible de ce rassemblement de l’élite. Alice et moi sommes partis après un petit moment.

Il y avait, en effet, une interview radio le lendemain. Je me suis assis dans un petit bureau avec une demi-douzaine de notables parmi lesquels Tim Leary unique personne dont je me souviennes. Il représentait vraiment tout ce qui était nécessaire pour attirer l’attention du public sur la conférence, et j’ai été libéré de n’avoir à répondre à quoi que ce soit, ni même de parler à qui que ce soit. Je me suis éclipsé tranquillement, car j’avais aussi accepté une rencontre publique ailleurs, un séminaire à l’U.C.S.B. Département de Chimie. C’était l’une des parties académiques qui permettait aux organisateurs de prêter le terme « scientifique » à la conférence. L’administration universitaire pouvait faire valoir qu’il y avait eu un séminaire de recherche à l’École supérieure de chimie comme corollaire à cette « conférence psychédélique ». Vous voyez ! Tout était vraiment propre et légitime !

Mais les choses n’étaient pas si lisses dans le département de chimie. Le professeur qui m’invitait ne me connaissait pas, ne savait pas ce que je faisais, et a supposé qu’il devrait être l’hôte d’un homme imprédictible qui épouserait l’usage et l’abus de drogue. Avec une certaine crainte, il a autorisé la tenue du séminaire et a été soulagé de découvrir qu’il devait y avoir une participation sans précédent des diplômés et des étudiants de premier cycle à la conférence. J’étais sur mon meilleur aspect et j’ai fait une présentation maniaque mais scientifiquement impeccable sur les origines, les synthèses et les mécanismes d’action possibles des composants dans le domaine des neurotransmetteurs agonistes. C’était 100% kosher, rempli de mécanismes de réaction SN-2 et de structures chimiques dessinées avec précision, que j’appelle des « dirty pictures ». Ça a été un succès retentissant, et ça a peut-être apporté un peu de soutien aux organisateurs de la conférence elle-même.

Ce dont je me rappelle concernant la préparation de cette conférence, c’est que j’étais assis dans un laboratoire du Life Science Building de l’U.C. Campus, au département Criminologie, à taper sur une ancienne machine à écrire afin d’organiser le flux de ce que je voulais dire. C’était écrit en Monospace sur du papier jaune. Je me souviens que je ne savais pas complètement pourquoi je faisais ce que j’étais en train de faire, mais que c’était bien ce que je voulais exprimer. Peut-être que si j’étais resté seul pendant quelques heures de plus, j’aurais trouvé la réponse. Même si je ne savais pas à l’avance ce que je voulais dire, c’est venu en l’écrivant, et j’ai fini par avoir un brouillon qui me paraissait correct. Le discours serait peu révélateur pour une personne qui aurait, jusqu’alors, gardé un profil bas, mais j’étais prêt à attirer l’attention de certains. C’est ce que j’ai dit il y a presque vingt ans, et ça me parle encore aujourd’hui.


DROGUES DE PERCEPTION

Lorsque Robert Gordon-McCutcheon m’a demandé de venir ici ce soir afin de parler de tout ce que je voulais dans le domaine des drogues psychédéliques, mon premier désir était de décliner.

Après tout, je suis étudiant en chimie et en pharmacologie, non en philosophie ou en religion, et j’ai estimé que j’avais contribué autant que je le pouvais lors de la conférence de l’an dernier, avec une analyse de la corrélation entre la structure chimique et l’activité psychologique.

Mais ma femme est intervenue: « Pourquoi ne pas simplement leur dire pourquoi tu fais le travail que tu fais? »

Cela m’a lancé sur une question intéressante. Juste pourquoi, au cours des vingt-cinq dernières années, j’ai mené une recherche persistante dans la conception, la préparation et l’évaluation de nouveaux médicaments psychotropes, qu’ils soient hallucinogènes, psychédéliques, dissociatifs ou simplement enivrants?

La réponse désinvolte était là-bas: quelqu’un le fait parce que cette chose là doit être faite. Comme la réponse à la question: « Pourquoi montez-vous sur le Mt. Everest? » « Parce que c’est là ». Mais ce n’est pas la raison pour laquelle je mène la recherche que je fais.

Chaque fois que cette question surgira lors d’un séminaire ou d’un panel dans le milieu académique, j’insisterai spécialement sur le mot «psychotomimétique», un terme souvent appliqué par la communauté scientifique pour désigner les médicaments psychédéliques. Dans son origine, il s’agit d’un mélange du préfixe «psychoto», de la psychose et de la «mimésie», c’est-à-dire d’imiter. Ainsi, le terme décrit l’une des premières propriétés attribuées à ces matériaux – qu’ils pourraient, dans une certaine mesure, reproduire les symptômes de la maladie mentale et, en tant que tels, pourraient servir d’outils exploratoires dans l’étude de certaines formes de psychose et de troubles sensoriels .

Comme explication de pourquoi je fais ce que je fais, cela était à la fois systématique et sûr.

L’explication est systématique dans la mesure où la plupart des psychédéliques connus, actuellement environ deux cents, peuvent être classés par leur squelette structurel en deux groupes, l’un d’eux appelé les phényléthylamine et l’autre appelé les tryptamines. Dans le groupe des phényléthylamine, il y a une cinquantaine de parents à la mescaline et un nombre égal d’homologues au méthyle avec la chaîne chimique de l’amphétamine. Dans le groupe des tryptamines, il y a un nombre d’homologues équivalent, certains d’entre eux assez simples avec des motifs variés de substitution de l’anneau, de la chaîne ou de l’azote; certains sont condensés dans des structures encore plus complexes telles que les b-carbolines (par exemple, l’harmaline) ou les ergolines (par exemple, le LSD).

Les deux principaux neurotransmetteurs dans le cerveau sont soit une phényléthylamine (dopamine) soit une tryptamine (sérotonine). Ainsi, il y a un intérêt pour les neuro-scientifiques de chercher une mauvaise gestion des neurotransmetteurs, en utilisant les psychédéliques comme sondes chimiques.

Cette explication est sûre, car elle n’est pas dangereuse et qu’elle pourra aussi être facilement acceptée par la communauté universitaire, ainsi que par ceux qui doivent désigner ceux qui recevront des subventions gouvernementales.

Mais ce n’est pas la vérité. Mon travail est en effet dédié au développement d’outils, mais à des outils à un but tout à fait différent.

Permettez-moi de poser un peu de contexte pour établir un cadre à ces outils, en partie pour les définir, et en partie pour mettre l’accent sur l’urgence que je ressens quand je parle de ces outils.

Je crois fermement qu’il existe un équilibre remarquable entre tous les aspects du théâtre humain. Quand un mouvement semble se développer dans une direction, il existe un développement compensatoire et équilibrant qui affecte un autre mouvement dans une direction opposée. S’il doit y avoir une dichotomisation des concepts en «bon» et «mal», alors l’équilibre est maintenu par le bien contenant une petite mais réelle quantité de mal non exprimé, et le mal qui contient une quantité correspondante de bien non exprimé. Dans l’esprit humain, l’Eros, la force de la vie et de la perpétuité, coexiste avec le Thanatos, qui est défini comme «l’instinct de la mort, surtout lorsqu’il est exprimé dans une agression violente». Les deux sont présents dans chacun de nous, mais ils sont généralement séparés de notre conscience par le mur de l’inconscient, difficile à pénétrer.

Pour définir les outils que je recherche, ils doivent être des mots dans un vocabulaire, un vocabulaire qui pourrait permettre à chaque être humain de communiquer plus consciemment – et plus clairement – avec l’intérieur de son esprit et de sa psyché. Cela pourrait être appelé un vocabulaire de prise de conscience. Une personne qui devient de plus en plus consciente, et qui commence à reconnaître l’existence des deux contributeurs opposés à ses motifs et décisions, peut commencer à faire des choix qui sont bien informés. Et le chemin d’apprentissage qui suit de tels choix est le chemin de la sagesse.

Tout comme il faut un équilibre dans l’esprit individuel, il existe un parallèle intéressant dans la société. Cherchez quelques minutes dans l’Histoire, ces coïncidences qui ont maintenu notre race humaine sur un équilibre précaire.

Tout au long des premiers siècles du millénaire actuel, on a mené certaines des guerres les plus vénéneuse-ment inhumaines connues de l’Homme, toutes au nom de la religion. Les horreurs de l’Inquisition, avec son intolérance mortelle à la dissidence (appelée hérésie), sont bien documentées. Et pourtant, c’est pendant ces années sombres que la structure de l’alchimie a été établie, pour acquérir des connaissances par l’étude de la matière. L’objectif souvent cité de la transmutation du plomb en or n’était pas ce qu’on cherchait. La valeur de cette quête était de faire et de refaire, puis de refaire encore une fois , les processus de distillation et de sublimation afin d’obtenir une compréhension plus exacte de ces processus qui pourrait montrer une synthèse, une union entre les mondes physique et spirituel.

C’était le faire et le refaire qui était sa propre récompense. C’était l’apprentissage de la discipline qui établissait l’équilibre vital dans chaque alchimiste individuel.

Au cours des 100 dernières années, ce processus d’apprentissage a évolué vers ce que l’on appelle maintenant «science». Mais avec cette évolution, il y a eu un passage progressif du processus lui-même aux résultats du processus. Dans l’âge actuel de la science, ce n’est que le résultat final, l’«or» qui compte vraiment. Ce n’est plus la recherche elle-même ou l’apprentissage, mais la réalisation finale qui apporte la reconnaissance de ses pairs, et avec cela, la reconnaissance par le monde extérieur, ainsi que la richesse, l’influence et le pouvoir qui accompagnent cette reconnaissance. Mais ces réalisations, ces résultats finaux, tous montrent cette même structure yin-yang du bien et du mal, chacun contenant un peu l’autre. C’est notre histoire depuis les siècles passés. On nous a enseigné à dire que les fruits de la science sont dépourvus d’éthique ou de moralité, et qu’il n’y a pas de bien ou de mal intrinsèque dans le monde objectif de l’enquête scientifique universitaire. Et bien sûr, l’idée d’un besoin de maintenir une sorte d’équilibre n’a pas de sens. Mais, encore, j’aimerai illustrer ces propos avec des coïncidences assez incroyables.

Par exemple, en 1895, Wilheim von Roentgen a observé que, lorsque l’électricité est appliquée à un tube qui ne contenait que certains gaz, proche d’une plaque couverte d’un film inorganique inhabituel, alors cette plaque émettait une lueur visible. Et l’année suivante, en 1896, Antoine Henri Becquereil a constaté que ces mêmes émanations pénétrantes du métal, qui produisaient des zones de lumière et de couleur sur la plaque couverte de platinocyanure, étaient émises à partir de l’uranium.

La radioactivité avait été découverte.

Mais ce fut juste l’année suivante à Leipzig, en Allemagne, à 11h45, le 23 novembre 1897, que Arthur Heffter a consommé un alcaloïde qu’il avait isolé des «dômes de cactus», amenés dans le monde occidental par l’irrépressible pharmacologue Louis Lewin. Comme Heffter l’a écrit dans ses notes, suite à l’ingestion de 150 milligrammes:

« De temps en temps, des points avec des couleurs des plus brillantes flottaient dans le champ de vision. Par la suite, des paysages, des halls, des scènes architecturales apparurent aussi … »

La mescaline avait été découverte.

Au cours des années 1920 et 1930, les deux mondes – celui des sciences physiques, impliquant des rayonnements, et celui des psychopharmacologiques, impliquant des matériaux psychotropes – ont continué à se développer sans sens de polarité, sans que «le mien soit bon et que le vôtre soit mauvais», une dualité qui viendrait bientôt.

La radioactivité et les rayonnements deviennent des pilotes en médecine. La photographie par rayons X a été inestimable dans le diagnostic, et la thérapie par le radium a été largement utilisée comme traitement. Un rayonnement contrôlé et localisé pouvait détruire le tissu malin, tout en épargnant l’hôte.

Dans le domaine de la psychologie, il y a aussi eu des développements parallèles. Les théories de Freud et de Jung ont été développées dans des approches cliniques de plus en plus utiles en matière de maladie mentale, et la base de la psychologie expérimentale a été définie dans les études pionnières de Pavlov.

Il y a eu une autre coïncidence à cette époque, qui a rétrospectivement été le début de la division de la science sur deux voies divergentes, qui s’est produite pendant la Seconde Guerre mondiale. À la fin de 1942, Enrico Fermi et plusieurs autres scientifiques de l’Université de Chicago ont démontré, pour la première fois, que la fission nucléaire pouvait être réalisée et contrôlée par l’Homme. L’âge de «l’autonomie illimitée et l’absence de dépendance à l’encontre de nos réserves fossiles en déclin» avait commencé.

L’année suivante, le 16 avril, le Dr Albert Hofmann au laboratoire de recherche de Sandoz en Suisse a absorbé une quantité inconnue d’un produit chimique qu’il avait fabriqué cinq ans plus tôt et qu’il venait de re-synthétiser. Il a vécu une prise de conscience perturbante d’agitation et d’étourdissement qui a duré quelques heures. Trois jours plus tard, à 16 h 20 le 19 avril, il prend une dose mesurée, 250 microgrammes, puis écrit ces notes:

« … (après une crise de confusion et de désespoir) … J’ai commencé à apprécier des couleurs jamais vues et des jeux de formes qui persistaient. Des images kaléidoscopiques et fantastiques montaient en moi, s’alternant, variant, s’ouvrant et se refermant en cercles et spirales … « 

Le LSD avait également été découvert.

Mais à cette époque, et jusqu’à la dernière décennie, c’était la promesse riche de l’ère nucléaire, d’abord avec le pouvoir de la fission et plus tard, avec le potentiel pratiquement illimité de l’énergie de fusion, qui portait la bannière des espoirs de l’humanité. La zone des hallucinogènes a été classée comme psychotomimétique (imitant la psychose), une idée généralement négative. Ce n’est que dans les années 1960 qu’a eu lieu un retournement étrange et fascinant des rôles.

La connaissance de la fission et de la fusion nucléaires a pris la forme d’un amour mortel dans l’esprit du public, avec un pays après l’autre qui rejoint à la fraternité des compétents pour éradiquer l’espèce humaine. Mais, comme je l’ai dit plus tôt, quand un déséquilibre se développe, il semble y avoir une contrepartie compensatoire. Dans ce cas, la contrepartie a évolué sur de nombreux fronts, sous plusieurs formes, mais son caractère général peut se résumer comme un intérêt croissant pour l’aspect spirituel de l’homme et un désir pour mieux comprendre le psychisme humain. Ce qui avait été vu comme des outils pour l’étude de la psychose (au mieux) ou l’auto-gratification échappatoire (au pire) – les médicaments psychédéliques – ont été de plus en plus perçus, par un grand nombre de jeunes adultes dans le monde occidental, comme des outils d’illumination et de transformation spirituelle.

Maintenant que le Thanatos de l’humanité se concentre sur la perpétuelle connaissance de la façon dont nous pouvons nous détruire complètement et sur cette expérience extraordinaire dans la vie et l’amour, un développement doit se produire au côté d’Eros dans notre psyché qui nous permettra d’apprendre à vivre avec cette connaissance perpétuelle. C’est la communication entre ces deux côtés de l’esprit humain qui nécessite un nouveau vocabulaire, un vocabulaire de l’intuition et de la conscience.

Nous avons besoin d’un moyen pour communiquer les expériences se trouvant au fond de nous-mêmes, un moyen de partager des connaissances qui ont traditionnellement été appelées «occultes» ou «cachées». Jusqu’à présent, ce niveau de connaissance était considéré comme la réserve privée des chamans, enseignants ou guides spirituels qui en avaient fait leur chemin. Ils tenaient dans leurs mains la responsabilité de choisir les personnes douées et intuitives qui deviendraient des étudiants ou des disciples. Ces individus spéciaux se sont retrouvés dans des temples d’apprentissage, dans les pyramides, les loges secrètes, les monastères ou les kivas sacrées, pour guider progressivement les explorations du monde spirituel et amener une compréhension accrue de leurs propres paysages inconscients. Ce type d’apprentissage était alors destiné à former des guérisseurs et des leaders communautaires à une sagesse peu commune.

Si nous avions le temps que nos ancêtres avaient, nous pourrions nous attendre à voir une augmentation progressive du nombre de personnes conscientes du fonctionnement interne, des énergies, de l’équilibre complexe des pulsions, des peurs, des instincts et des modèles savants qui forment l’univers intérieur de l’être humain. Nous aurions des raisons d’anticiper une croissance éventuelle de la compréhension de la nature de la conscience et de l’inconscient. Cependant, au cours des dernières décennies, l’évolution de la physique, de la chimie, de la biologie, de l’électronique, des mathématiques et de la distribution de l’information s’est produite à une vitesse jamais vue dans l’histoire humaine. Ces explosions de connaissances sur la nature du monde physique n’ont pas connu leur contrepartie nécessaire et vitale dans une compréhension accrue de la psyché humaine. Beaucoup de choses ont été découverte à propos du cerveau, mais pas à propos de l’esprit. Il n’y a pas eu de progrès dans notre compréhension de ces archétypes inconscients, des émotions et des énergies qui détermineront comment nous utilisons éventuellement nos nouvelles connaissances scientifiques. Étant donné que presque toutes les découvertes sur le monde physique peuvent être utilisées à des fins bénignes ou mortelles, il est essentiel que nous commencions à développer une façon d’explorer et de comprendre les forces de notre inconscient qui vont inévitablement prendre ces décisions.

Ce que nous ne nous permettons pas d’affronter et de reconnaître consciemment peut tuer, pas seulement une race ou une culture, mais TOUS.

Gardez à l’esprit que les médicaments psychédéliques ne sont pas les seules clés de nos esprits inconscients; ils ne peuvent pas être utilisés par tous pour l’apprentissage et la croissance. Il n’y a pas de médicament unique ni de dosage qui profitera à tous les explorateurs de façon égale. Et on ne peut pas dire trop souvent que ce qui se passe lors de l’utilisation d’un médicament psychédélique, ou d’une plante visionnaire, ne provient pas des composants chimiques ingérés, mais de l’esprit et du psychisme de la personne qui utilise le composé. Chaque médicament de ce genre ouvre une porte à l’intérieur de l’utilisateur, et différentes drogues ouvrent différentes portes, ce qui signifie qu’un explorateur doit apprendre à parcourir en toute sécurité et avec succès chacun de ces nouveaux paysages intérieurs. Cela prend du temps et devrait être fait sous la direction d’un explorateur expérimenté, comme c’est le cas, idéalement, avec toutes les explorations émotionnelles, et spirituelles, profondes.

Toutes ces précautions ci-dessus, ces outils – les médicaments et les plantes psychédéliques – offrent une méthode beaucoup plus rapide que la plupart des alternatives classiques pour la réalisation des objectifs que nous recherchons: prendre conscience de notre fonctionnement intérieur avec une plus grande clarté quant à nos responsabilités envers nos propres espèces et toutes les autres avec qui nous partageons cette planète.

C’est dans l’élaboration de ces outils essentiels que j’exprime mes compétences, et c’est exactement pourquoi je fais le travail que je fais.


Depuis mon discours à Santa Barbara, nous ne nous sommes pas faits exploser, ni détruit notre espèce avec une guerre biologique, mais le potentiel est toujours là. Nous n’avons pas non plus établi une communication ouverte, mutuellement respectueuse, entre les leaders des pays du monde, mais le potentiel est toujours là.

Comme dans le passé, les personnes qui nous dirigent s’alimentent par l’archétype du pouvoir, cet aspect de la psyché humaine qui conduit à structurer, contrôler et formuler des règles et des systèmes. L’envie de pouvoir modeler notre monde, et sans cette envie, l’humanité aurait péri depuis longtemps. Quand cette envie est maintenue en équilibre avec ses diverses énergies complémentaires, elle nous donne forme; elle construit des civilisations. Mais lorsque l’on perd cet équilibre précaire et que trop d’énergie s’échappe de cet archétype, la structure devient une contrainte, le contrôle devient dictature, l’enseignement dégénère en admonition et menace, la vision et l’intuition créent des dogmes et la prudence se transforme en paranoïa. Notre communication amoureuse et nourrissante est perdue, et avec elle la possibilité de choisir judicieusement, soit pour nous-mêmes, individuellement ou pour notre espèce.

Les prêtres et les rois, les empereurs et les présidents, et tous ceux qui trouvent du confort et de la sécurité dans les structures entretenues par les puissants, ont tendance à être troublés et irrités par les individus qui insistent sur la recherche de nouveaux horizons, ignorant l’orientation déjà choisie par ces dirigeants. Pour ceux qui sont en autorité, c’est la menace inconsciente du chaos, l’éclatement de ce qui est connu, familier et sûr. La réponse à cette menace peut prendre de nombreuses formes, en tuant le contrevenant (les sorcières sur le bûcher) ou – au minimum – l’avertir de bien garder ses connaissances et ses opinions pour lui-même (comme avec Galileo), de peur qu’ils ne provoquent la colère auto-protectrice de l’ordre établi et de ceux qui maintiennent le pouvoir à travers cet ordre.

Ce fut l’histoire du développement humain sur cette terre, un équilibre maintenu – généralement avec beaucoup de difficulté et souvent avec violence – entre l’envie de contrôler et la nécessité de changer, de grandir. Et c’est la façon dont cette histoire aurait pu continuer, mais la poussée de croissance technologique des cinquante dernières années a mis dans les mains de l’humanité un savoir qui modifie l’équation. Cependant, comme les génies de la guerre nucléaire et chimique, qui sont sortis de la lampe magique, ne pourront jamais être remis en place, le génie psychédélique sera éternellement parmi nous.

Être humain signifie être une âme qui choisit – consciemment ou inconsciemment – ce qu’il fera et ce qu’il deviendra. Pour ma part, je préfère être autant conscient que possible dans cette vie, afin de faire mes choix avec sagesse.

Je me souviens d’une citation sombre et humoristique, d’un de mes héros, Woody Allen. Il s’adressait à une remise de diplômes dans une université, et voici ses remarques d’ouverture:

« Plus que tout autre moment de l’histoire, l’humanité fait face à un carrefour. Un chemin conduit au désespoir et à une profonde solitude. L’autre, à l’extinction totale. Prions pour que nous ayons la sagesse de choisir correctement »

Je suis plus optimiste. Nous avons survécu pendant des décennies avec des menaces technologiques qui restent inexprimées. Peut-être que le «contrepoids» qui représente la moitié de l’animal humain se fait sentir par la raison et l’amour. J’espère. Je soupçonne même que cela soit correct.

En attendant, je continue à me consacrer au travail de découverte de nouvelles clés pour comprendre l’esprit humain et à la diffusion la plus large possible de toute connaissance et information que j’ai pu rassembler. Tout ce que je ne peux pas accomplir sera fait par beaucoup d’autres à travers le monde qui partagent ces objectifs.

Alexander T. Shulgin, Ph.D.

2 réflexions au sujet de « TiHKAL – Why I do What I do »

  1. Jacques

    Merci aussi pour cette traduction. Je reste sans voix devant tant de lucidité. Si un jour le livre est complètement traduit je serai le premier à l’acheter.

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